On a marché sur Mars

Quand j’ai commencé à regarder une carte des Canaries, deux sentiments contradictoires se sont installés au fond de moi. L’excitation de découvrir ces îles volcaniques vantées par un ami était très présente, puissante. Elle me transportait. Il y avait aussi le doute. Je manquais encore de repères pour cumuler des ascensions de 1 000 à 2 000 m chargé comme un bourricot.

Après un été douloureux (appendicite et péritonite), ce mois de novembre semblait pourtant idéal pour aller reprendre du temps au temps, partir à l’aventure, en solo, à vélo, en quête de soleil, de nouvelles rencontres, de nouveaux territoires, et lancer des défis à mon corps. Avant le départ, quatre jours dans l’arrière-pays niçois, avec de très bonnes sensations, avaient commencé à combler mes incertitudes. Et le désir ferait le reste. Dans une fin de nuit fraîche, un ciel humide, 7 heure du matin, c’était un jour idéal pour se rapprocher des Tropiques. Avec 40 kg de bagages (vélo inclus), il faudra jouer serré lors de l’enregistrement à Roissy CDG, car je dépasse largement le poids autorisé. Par-dessus mon chargement (5 sacoches étanches), des cartons provenant de l’épicier du coin, du gros Scotch et du fil de fer : bref, de quoi monter un chouette atelier de bricolage devant le comptoir d’Iberia, pour emballer mon vélo. Après le train, le RER, la route pour l’aéroport, le démontage, l’empaquetage, de grands sourires à l’hôtesse, laquelle enregistre mon vélo pour 10 kg (j’en ris encore), je prenais place dans l’avion pour faire connaissance avec José Castillo. Le voyage commençait à cet instant avec cet Andalou à peine plus jeune que moi (34-35 ans) de retour du Forum social qui s’était tenu à Paris et Saint-Denis. En deux heures de vol direction Madrid, nous abordons divers sujets de société, politique, L’Europe et le vélo. José dirige une société de communication à Cordoue et travaille essentiellement avec les institutions, les ONG et le monde de la culture. Nous nous quittons à Madrid avec le désir de garder le contact, par-delà les frontières. A la fin du vol pour Tenerife Sur, je découvre que mon voisin est cycliste. Il revient d’un séjour vélo à Cuba. En attendant nos bagages et nos vélos, je l’interroge sur son séjour, et expose mon projet dans ses grandes lignes. Après un remontage, réglages, quelques réparations, changement de chambre à air, je quitte l’aéroport pour rejoindre l’autoroute.

La nuit tire son manteau percé d’étoiles et enveloppe rapidement Tenerife Sur. Je quitte l’aéroport pour rejoindre l’autoroute, sans savoir précisément où je vais dormir ce soir. Qu’importe, la nuit est douce (20-22° C) et rouler dans ces conditions m’enivre : imaginez-vous sur une bande d’arrêt d’urgence, à votre droite les contreforts qui mènent au Teide (3 718 m) et sur votre gauche l’Atlantique. Les montagnes sont maintenant très sombres, masses impressionnantes, et je prends rendez-vous dans sept jours. Quelques heures plus tard, la tente est plantée, de joyeux grillons m’accueillent en fanfare, et je passe en revue cette première journée de liberté.

Alors que je descends dans le cœur d’une forêt de plus en plus sombre, froide, très humide, ma seconde journée s’achève sur l’île de la Gomera. Arrivé à une patte d’oie, à la recherche de mon prochain camping, j’hésite car le fléchage a disparu. Un couple d’Allemands, Manuela et Franck, tentent de m’aider grâce à une véritable bibliothèque portative de cartes et de guides, mais en vain. ll ne me reste qu’à faire confiance à mon intuition, qui une fois de plus m’est d’un grand secours. Arrivé sur le site de El Cedro, camping, petit restaurant, et une dizaine de maisons éparpillées sur plusieurs hectares, dans une clairière, le lieu me plaît au premier coup d’œil. Le paysage me donne l’impression d’être totalement perdu au milieu de cette végétation primitive. La civilisation n’est pas loin, et pourtant. Le décor me fait penser à des images du Pérou ou autre pays d’Amérique latine. Après avoir monté ma maison et pris une douche bien agréable en plein air, je file me restaurer un peu avant 19 heures. Rapidement, je comprends que je ne suis pas le bienvenu (après avoir pourtant compris l’inverse) car le restaurant ferme à 19 heures. Après une soupe excellente, mais trop vite expédiée, je rejoins ma tente très déçu de cet accueil froid, limite déséagréable. Ma soirée est accompagnée par le chant d’une pluie abondante, semble-t-il quotidienne. Ceci explique la végétation luxuriante de ce parc régional. Le rythme régulier de la pluie m’aide à trouver rapidement le sommeil.

Plutôt que de repartir dès le lendemain, je tente une randonnée pédestre dans le secteur. Une cascade d’une centaine de mètres prend la direction de la mer, plus au nord, et je choisis d’en faire autant, avec le soleil pour compagnon. Ces eaux de pluie nocturnes s’accumulent dans de nombreux bassins, barrages et grâce à des canalisations qui serpentent entre les falaises, elles permettent d’alimenter de nombreuses petites plantations de bananiers. Beaucoup d’habitants semblent vivre de ces petites productions et sont en général très pauvres. Cela n’empêche pas le contact, qui lui est très aisé. Sur mon chemin, je croise le poissonnier. Il sillonne les villages et on l’entend venir de très loin avec son haut-parleur. Au début, j’ai cru à une annonce pour un spectacle quelconque. Un cirque dans le coin ? Chose étonnante, au son du haut-parleur, les chiens se mettaient à hurler à la mort dans toute la vallée. Quelle ambiance ! Et pendant ce temps, de nombreuses femmes s’affairent un peu partout dans le village de Hermigua, car une procession doit passer en fin de journée : c’est la fête de Notre-Dame de Guadeloupe. Tout comme les Espagnols du continent, les Canariens sont très pratiquants et expriment leur foi avec ferveur. Les rues sont décorées de fleurs, de palmes. Des tissus très colorés pendent au fenêtres, ornent les balcons avec de temps en temps une image un peu kitch du Christ dans son cadre doré.

           

J’amorce mon retour à El Cedro vers 15 heures. Le soleil a laissé place à de superbes nuages qui viennent buter contre les versants, et se préparent à une nouvelle nuit d’arrosage. En fin de parcours, je croise Nicola et Rosey, deux Anglaises de quarante ans, pleines d’humour, que je rebaptise rapidement « Fantastic Flying Circus Girls Band ». Pas de doute, elles viennent bien du même pays que les Monty Python. Nous nous retrouvons le soir dans mon restaurant préféré pour un dîner jubilatoire. Au moment de les photographier, je dis « Cheeeeese », l’une dit « Fromaaage » et l’autre sort un « Queso de la Gomera ». Vous imaginez le résultat, nous étions hilares, et les photos floues.

Trois jours plus tard, toujours dans le nord de la Gomera, j’entame une randonnée à vélo dans une autre partie du parc. Après avoir fréquenté des routes superbes depuis le début, je croise ce matin des chantiers sur plusieurs kilomètres. On y casse les parois afin d’élargir la voie. Le lendemain, je dois passer à nouveau sur ces portions défoncées cette fois-ci à plein, et ça promet d’être moins simple. Un peu plus loin, une voiture me dépasse en klaxonnant de façon amicale. Aurais-je des admiratrices dans le pays ? Manuela et Franck m’ont reconnu et je les retrouve quelques kilomètres plus haut pour visiter avec eux un espace dédié à la Gomera, ses habitants, la nature. Nous quittons les lieux au moment où une dizaine de cars viennent déverser leurs cargaisons de touristes. Quelques mois après ce séjour, nous avons gardé le contact et c’est également le cas avec mes amies de la perfide Albion.

Le séjour sur l’île de la Gomera se poursuit ainsi au rythme des rencontres de voyageurs souvent en voiture, et souvent berlinois. A deux reprises, je croise un groupe de six randonneurs allemands qui font le tour de l’île sur deux semaines. Au bout d’une semaine, je reprends la direction de San Sébastian de la Gomera, point d’entrée et sortie de l’île. En route, je rencontre un Italien de Vérone. Riccardo voyage avec un VTT depuis plus de deux semaines, et a parcouru l’île de façon quasi exhaustive. Lui ne parlant le français ni l’anglais, et moi ne connaissant pas l’italien ou l’allemand, nous conversons en espagnol, tout en grimpant les routes sinueuses. Le souffle me manque quelquefois, mais ça fait du bien de passer ainsi quelques heures en bonne compagnie

Mon programme pour la seconde semaine est assez simple : rallier le nord-est de Tenerife pour y attraper mon vol retour. Mais dans le détail, ce n’est pas encore très clair. Et Riccardo va m’aider en me suggérant quelques sites à ne pas rater comme Masca, village perdu au milieu de falaises magnifiques, Orotava, et El Pico del Teide, cerise sur le gâteau, à près de 4 000 mètres d’altitude.

Sur Tenerife, j’augmente sensiblement ma moyenne journalière (de 20 à 60 km) car la route côtière offre des dénivelés moins cruels que sur la Gomera. Le plaisir de rouler y est par contre beaucoup plus faible. Les voies sont très roulantes, les camions nombreux, le temps rapidement médiocre. Je roule un moment avec un couple de Belges sympathiques. Puis je dois affronter de forts dénivelés (15 voir 18 %), un ciel peu amical, au milieu de champs de lave. Je suis trop fatigué pour apprécier le décor, et ne pense qu’à une chose, arriver à Masca. Après une course de 50 km et 1 400 m de dénivelé, mon vœu est exaucé, le décor est magnifique et je suis pile à l’heure pour assister à un coucher de soleil qui projette une palette d’or et de rouille sur des falaises abruptes de 600 à 800 m de haut. Masca est au fond d’une des vallées, et la descente est périlleuse avec cette fois-ci des pourcentages à 25 %. Sur les conseils de Riccardo, je trouve rapidement une auberge qui me propose une chambre pour la nuit. Masca étant un des lieux les plus magnifiques de Tenerife, le secteur est truffé de touristes la journée. Mais la nuit, on n’y croise même pas un chat.

Le lendemain, après le passage d’un col peu élevé, j’entame une descente sous la pluie. Mes freins ont bien souffert depuis bientôt dix jours de travaux forcés. Aussi, je me vois obligé de poursuivre ma descente à pied. Quelques kilomètres plus loin, un garagiste m’installera en dix minutes deux nouveaux jeux de patins, sans décharger le vélo, ni me faire payer la main-d’œuvre.

Le jour suivant, je suis au pied du Teide, après un transfert en car, le vélo en soute. Ce formidable cône est posé sur un plateau à 2 500 m d’altitude, cerné par un canyon, lui même entouré par les nuages à 1 800 m. L’ambiance sur le site est magique, on a le sentiment de découvrir la planète Mars. Le ciel est d’un bleu profond, la végétation très rase alterne avec des hectares de champs de lave. Et le bonheur suprême du cycliste est de pouvoir s’arrêter n’importe où le long de la route pour prendre de nouvelles images. En voiture, c’est plus compliqué.

A 3 600 m, je fais la connaissance d’un couple d’Anglais, Eddy et Jeanne. Ils ont vécu vingt-cinq ans au Zimbabwe et l’ont quitté voici trois ans en plein chaos. Chassés, ils ont tout perdu, sont déchirés par cette rupture et restent orphelins des terres australes de l’Afrique et de leur population. Et lorsqu’ils me racontent quelques souvenirs, je sens poindre l’émotion.

Après 24 heures au pied du Teide, je reprends la route en direction du nord-est sur une route qui côtoie les crêtes sur plusieurs kilomètres. Je passe près d’Inaza, une station d’observation astronomique totalement surréaliste. On pense tout de suite à des scènes de Cosmos 1999 ou Star-Treck et devant ces décors de science-fiction on se retrouve soudain face à nos rêves d’enfant.

Un autre moment de magie se présente à moi quelques kilomètres plus loin. Là où la route pénètre la couche nuageuse, des masses de vapeur telles les volutes de fumées d’un cigare géant tournoient sur le dos des nuages, électrisées par les rayons du soleil.

Quelques heures plus tard, j’arrive devant la pension à La Laguna où je compte passer deux nuits avant mon retour vers Paris. En déchargeant, je fais la connaissance de Paco, grand amateur de vélo, de récits de voyage et d’écriture, enseignant à Cordoue. Nous passons un moment très agréable sur le trottoir à nous raconter nos voyages à vélo respectifs. Et Paco étant parfaitement bilingue, nous communiquons aisément. Le centre-ville réserve de très bonnes surprises car composé de nombreuses architectures de style hispaniques du xvie siècle avec des patios magnifiques. Après tant de temps passé sur mon vélo, il est délicieux de flâner dans ces rues la journée, et la nuit tombée, de passer un moment dans une bodega, pour consommer tapas et vins délicieux.

Un décollage très matinal m’oblige à une nuit très courte. Comme convenu, on vient me réveiller à 3 h 45. D’ailleurs je ne suis semble-t-il pas le seul à être éveillé à l’étage : les gémissements de l’autre côté du mur ne laissent pas de doute sur l’activité de mes voisins. Après quelques échanges très aimables avec le gardiens de nuit, je quitte la pension avant 4 h 30 pour mes derniers kilomètres sur les routes canariennes.

En deux semaines, j’aurai vécu une aventure pleine de bonnes surprises, rencontré des personnes très attachantes, parcouru 450 km, seulement cramé une paire de freins et cassé un rayon. Les cyclistes ne sont pas légion et pourtant la Gomera est un site merveilleux à découvrir en deux roues. L’idéal est de combiner ces sorties avec des randonnées à pied. Cette île offre des paysages très variés, accompagnés d’une palette de climats aussi riche : en quelques heures, on passe des plages où règne une atmosphère très douce par 25° C (en novembre), à des cols à 1 200 m où l’on flirte avec des 5° C, pluie et visibilité à moins de 10 m. Les Canaries portent le surnom des îles du Printemps éternel. C’est sans doute vrai. Elles sont assurément des îles ou il fait bon vivre et voyager.

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